NIEDZ

WIEDZ

Sabine

Texte de Laurent Danchin

 

« Toutes les voies sont bonnes à l’esprit pour construire ses châteaux, comme tout grain de sable est bon pour l’huître à faire sa perle. »

Jean Dubuffet (lettre à Pierre Bettencourt du 31 juillet 1955)    

 

Toute création commence plus ou moins sur la base d’une obsession, d’une idée fixe, qui se développe à bas bruit dans la conscience d’une personnalité inventive. L’escargot, chez Sabine Niedzwiedz, est un objet de fixation qui, semble-t-il, remonte à l’enfance puisque sa grand-mère déjà lui faisait le reproche de passer tout son temps avec ses petits amis à coquille. Par la suite, devenue artiste, peintre, sculpteur, elle a commencé à les collectionner, ramenant de ses voyages – à partir de la visite d’une réserve d’oiseaux en Inde, en 1994 – des coquilles d’escargots du monde entier, qu’elle stockait dans des sacs. Et puis un jour, ayant accumulé suffisamment de ce qui ne demandait qu’à devenir matériau artistique, le besoin s’est fait sentir de donner une autre vie à ces carapaces spiralées et d’en magnifier la variété infinie, et c’est ainsi qu’est née la série de ces objets improbables, inclassables, que sont les Escargots de Sabine Niedzwiedz.

Si l’on en croit les spécialistes, l’escargot, et plus généralement la coquille – concha, en latin, qui signifie également la matrice, la vulve – est un symbole essentiellement féminin, représentant le prélude à l’éclosion des choses de la vie, et à leur perpétuelle métamorphose. Comme l’œuf, le germe ou le fœtus, avant le développement, il exprime, mais de façon plus abstraite, l’idée d’un processus de renaissance et de transformation. Dans l’Ancien Mexique, celui que recherchait Artaud sous le vernis de l’influence européenne, la culture nahuatl associait l’escargot au Dieu de la Lune, Tecciztecatl, et à la matrice féminine, faisant de lui un symbole de mort et de résurrection. Tout comme, en terre chrétienne, l’escargot de Bourgogne, qui hiberne sous un opercule calcaire pour en ressortir au printemps, passait pour l’image du Christ pour la même raison. Et c’est d’une coquille Saint Jacques que naît également la Vénus de Botticelli, déesse de l’Amour, donc des origines de la Vie.

La spirale par ailleurs, qui est l’expression mathématique des forces à l’œuvre dans la coquille, est un modèle universel de la croissance dans la nature, de l’hélice de l’ADN au mouvement de certaines galaxies, en passant par la crosse de la fougère – qui fascina avant nous le photographe Karl Blossfeldt –, ou par la perfection logarithmique du nautile – l’un des naturalia les plus souvent mis en valeur dans les cabinets de curiosité d’autrefois –, sans oublier, plus prosaïquement… la crème que l’on remue distraitement à la cuiller dans son café du matin (et qui inspira à Jean-Luc Godard l’un des plus beaux plans de son film Deux ou trois choses que je sais d’elle, en 1967). Et c’est parce qu’elle exprime sans doute une loi numérique fondamentale de la nature – la « spirale dorée » est liée au nombre d’or – que les Anciens avaient fait de la spirale un symbole de la croissance régulière des formes au sein d’un ordre général permanent.

Toujours à base d’escargots ou parfois de coquillages de toutes les espèces – certaines ont peut-être déjà disparu, dit l’auteur, d’où son attachement particulier à cette série –, les objets introuvables de Sabine Niedzwiedz n’hésitent pas à associer à leurs composants naturels les éléments les plus antithétiques – billes de verre, vis, chaînes de vélo, mini-objets ou roulettes rouillées –, et ils ont suivi toutes les périodes et tiré parti de toutes les matières et techniques de son travail, jusqu’au raku dans sa dernière production. Hybridations étranges, d’une grande beauté, mais suscitant parfois un sentiment proche du malaise, ils semblent le résultat d’une improvisation mentale cristallisée autour de la coquille choisie au départ, escargot, nautile ou bigorneau, et paraissent procéder non par concept mais organiquement, par amalgame ou condensation automatique, comme dans le rêve. En quoi l’effet qu’ils produisent se révèle bien plus obscur et surprenant qu’un simple collage surréaliste, et surtout paraît refléter un certain hiatus, souvent pénible, propre à la civilisation d’aujourd’hui, et que chaque coquille, bavant son monde, déglutissant son rêve, aurait tenté de digérer à sa manière.

Tout peut naître d’un escargot, métaphore du vagin ou de la fécondité du ventre des femmes. Le bouillonnement de la vie, comme dans A Table, ou dans Accouplement, l’étrange effervescence d’une matière translucide évoquant les pullulations de méduse. Parfois c’est la germination, comme dans Les Roses, ou  dans Fanny où se mêlent règnes animal et végétal. Plus insolite encore, ailleurs c’est l’alliance contre nature avec l’objet industriel, comme dans Le Parano où la vis sans fin figure l’obsession, dans Bizarre, un nautile emberlificoté dans un fouillis de câbles en plastique et de crosses proliférantes, ou encore dans Soldats, où l’agression du métal clinquant figure l’alliance mortelle de la chair et du canon. Mais c’est aussi la main du créateur qui semble assez souvent vouloir sortir de sa prison : ainsi dans La Buleuse, Le Solitaire ou Toc toc toc. Quand ce n’est pas, à l’inverse, l’escargot qui, en colonies, monte à l’assaut des choses, comme dans la série des verres cassés où, de manière obstinée et inquiétante, la nature semble reprendre le dessus sur la culture en morceaux.

« Je suis une conteuse d’histoires visuelles » dit Sabine, qui s’avoue « enfant d’une multitude d’artistes parcourant un nombre infini de chemins ». Et dans ses dernières créations, plus explicitement narratives, ses assemblages hors-normes racontent en effet de drôles d’histoires, comme cette Femme qui court, en minijupe avec des bottes rouges, poursuivie par des escargots dont deux d’entre eux semblent lui avoir déjà englouti les mains. La force de l’œuvre est bien dans son mystère. Et que penser de La Fumeuse, cette tête de femme couverte de suie sortant d’un gros coquillage exotique à demi calciné ? Où l’on constate au passage la maîtrise savante de l’auteur des codes de la statuaire, comme on voit ailleurs son usage raffiné de quelques matières fétiche, l’écorce de bouleau, les bulles de verre ou les strates de cire colorée, que ceux qui connaissent bien son œuvre avaient déjà pu admirer dans ses bustes ou ses rochers.

Nous sommes entrés dans une époque de mutations étranges où, comme un retour au Moyen-Âge, se mélangent tous les règnes et s’effacent les frontières bien définies, issues de la Raison des Lumières. Depuis longtemps, il ne s’agit plus de surréalisme, procédé laborieux, trop volontaire, d’une époque révolue où il fallait encore briser les barrières, mais d’une forme quotidienne, permanente, spontanée, de télescopage où tous les éléments du monde peuvent entrer en collision à tout moment. Dans ce collage généralisé, multi-réaliste, mixed media, trans-genre, admirons au passage l’audace des peintres et des sculpteurs qui osent rivaliser avec la nature, non pas en tentant, à l’ancienne, de l’imiter, mais en l’incluant dans leur œuvre, au risque de se mettre au même niveau que sa complexité étonnante et son infinie beauté. Les orfèvres de la Renaissance n’hésitaient pas à transformer les nautiles en hanaps, et il faut beaucoup de respect et de science pour oser faire du ready-made naturel, de l’objet trouvé, un simple composant de sa création, ou pour se hasarder, comme on le voit ici, à compléter le travail de la nature en se mettant sur le même plan.

Quelle peut être, pour finir, la fonction des objets sortis des mains expertes de Sabine Niedzwiedz, ces anti bijoux, faux pendentifs, sculptures hybrides, aussi étonnants et porteurs d’énigmes que le sont, dans leur domaine, les mots-valises ? Sabine, qui ne veut pas s’en séparer, parle de faire tourner sa collection, en hommage à l’espèce animale qui la fascine et à toutes ses variations. De connotation moins favorable que dans les cultures anciennes, l’escargot n’est plus, chez nous, symbole que de lenteur. Voilà qui lui convient à merveille. « L’idée de passer plus de dix ans sur une pièce n’est pas un souci » dit-elle, « et la lenteur de la création ne me dérange pas ». Bien au contraire, c’est un antidote bienvenu dans un monde qui va trop vite et dont on se plaît à vanter la frénésie ou entretenir l’hystérie stérile. Comme le créateur, l’escargot suit imperturbablement la loi de sa nature, à son rythme, et c’est aussi un formidable exemple de constance et d’obstination. Festina lente, hâte toi lentement. Oui, l’art est long et le temps est court. Et créer, justement, c’est prendre le contre-pied de la marche forcée de tous les jours. Dans leur prolifération silencieuse et l’ovulation incontrôlée  de leur parcours, les escargots de Sabine Niedzwiedz nous confrontent à l’étrange, l’innommé, l’indéfinissable, et l’on sent que cette série mystérieuse pourrait bien être le fil conducteur et la raison cachée d’une œuvre à tous égards hautement singulière.

© Laurent Danchin

 

Texte de Christian Noorgbergen

 
Les sculptures de sabine niedzwiedz sont si décalées que l’ailleurs étrange qui les fait vivre semble venir d’une autre galaxie mentale.

De tendres figures hallucinées sidèrent le voyageur perdu. Petite fille d’Ensor et d’Alice au pays des trouvailles, Sabine la moussue invente une peinture plurielle aux niveaux de réalités enchevetrés, on perd pied et le regard prend son pied de merveilles.

Christian Noorbergen